Notre
manifeste

Dédale - Nous allons l'opacifier jusqu'à l'étincelle.

Dédale, considéré comme le patron des architectes, et encore pour longtemps, est une personnification mythologique de la prise de conscience opérée voilà 3400 ans environ de l’existence de l’architecture comme science et art d’organiser l’espace.
Il s’adresse ainsi à nous:

DÉDALE – D’où venez-vous ? (entendons-nous murmurer à nos oreilles).

CHRISTINE RAYNIER – Mais qui donc s’adresse ainsi à nous ?

DÉDALE – C’est moi, Dédale, votre conscience de l’architecture.

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Conversation
avec Dédale

Dédale, considéré comme le patron des architectes, et encore pour longtemps, est une personnification mythologique de la prise de conscience opérée voilà 3400 ans environ de l’existence de l’architecture comme science et art d’organiser l’espace. Il s’adresse ainsi à nous:

DÉDALE – D’où venez-vous ? (entendons-nous murmurer à nos oreilles).

CHRISTINE RAYNIER – Mais qui donc s’adresse ainsi à nous ?

DÉDALE – C’est moi, Dédale, votre conscience de l’architecture.

CHRISTINE RAYNIER (surprise et piquée de curiosité par ce début de conversation si inattendu) – Voilà plus de vingt ans que Dominique et moi-même sommes installés dans un petit coin de France, loin de la scène architecturale parisienne, dans le village de Guiche, célèbre grâce au comte de Guiche – puissant sous Louis XIV, devenu personnage de Cyrano de Bergerac – et au verbe aguicher – entré dans la langue française par les frasques locales d’Henri IV. Dans ce village situé au fin fond du sud-ouest, en val d’Adour maritime, pays « charnegou », nous vivons dans une bâtisse du XVIIe siècle où, dans la pierre et le bois, s’entremêlent vie privée et vie professionnelle – luxe d’un mode de vie choisi, au cœur d’un territoire rural sensible et pétri d’histoire. En marge, ou plutôt à distance des trépidations de la société urbaine, nous essayons de débroussailler et de tracer un autre chemin, à l’écart de l’écheveau de signes et d’images produits par notre société et nourris par la majorité des architectes qui s’en délectent… Il s’agit bien là d’un choix économique, mais également d’appartenance, d’un choix philosophique affirmé, de vivre et travailler ici, parmi des peuples bien trempés, sur un territoire riche d’une nature multiple et de paysages à fortes identités (chaîne pyrénéenne avec ses sommets, ses alpages et ses forêts de hêtres ; massif forestier landais avec ses pins et ses fougères, sa frange littorale, ses dunes et ses plages sur deux cents kilomètres ; ces villes comme Bordeaux – sa pierre et son XVIIIe siècle –, Bayonne – sa vieille ville plantée au confluent de l’Adour et la Nive –, Biarritz – ses rochers, sa côte ciselée par l’assaut des vagues –, Saint-Jean-de-Luz – Louis XIV et sa baie –, Pau – Henri IV et son panorama –, ses bastides médiévales disséminées sur le grand sud-ouest, ses églises et ses nombreux autres édifices patrimoniaux… Pays Basque, Basse Navarre, Labour, Soule, Tursan, Chalosse, Pays d’Orthe, Béarn, Bigorre, Marensin… autant de dénominations qui sonnent authentiques à nos oreilles). C’est également le pays du bien vivre et de la gastronomie, pays de passage et d’influences – celui des hommes et de leur histoire mais aussi de la migration des cigognes, des grues, des palombes et des martinets qui en rythment le temps, franchissent les Pyrénées. C’est la proximité de l’Espagne – mémoire en partage. C’est l’artisanat privilégié, et la mise en retrait de l’industrie.

DÉDALE — Si je comprends bien, vous êtes donc tous les deux architectes, et vous travaillez ensemble.

DOMINIQUE LESBEGUERIS — Oui, le travail en couple et l’architecture sont au cœur de notre projet de vie commune, c’est une passion partagée, un combat en commun, une pensée et une méthodologie de travail construites ensemble, pas à pas dans une mutualisation féconde de nos différences. Une façon personnelle d’inscrire notre savoir et notre savoir faire professionnels dans l’évolution de notre société. Une structure professionnelle réduite à même de pouvoir s’y mouvoir avec souplesse, d’en subir sans dommages les crises, de bénéficier de ses embellies, de s’adapter à ses évolutions. Une localisation en recul de la ville, volontairement au contact de la nature et de ses enseignements. Une façon de recul au quotidien pour réfléchir à la production humaine, à son impact sur le grand paysage, à sa façon d’y construire le bâti, de façon isolée ou sous forme de hameaux, de villages, de villes et de mégapoles. Une façon d’échapper au stress de la ville pour un regard posé, détendu, distant et lucide ; une façon aussi de ne pas réduire notre pensée sur l’architecture au seul contexte urbain. L’architecture intéresse toute la surface du globe, pas seulement ses parties à forte densité humaine qui n’en constituent finalement qu’une infime partie, même si elle est sensée s’y concentrer.

DÉDALE — Ne vous sentez-vous pas marginalisés du fait même de travailler à la campagne ?

DOMINIQUE LESBEGUERIS — Il est évident que la matière et le temps se condensent dans la ville, mais aussi que la pression et le stress leurs emboîtent le pas, que la vitesse, l’image, le développement technologique, l’industrie et les avancées sociétales y trouvent certes leur compte, mais l’individu malgré tout globalement s’y abîme. Dans le grand paysage se produit l’inverse, la matière s’y dissémine et le temps s’y étire, la sérénité et le calme y favorisent une lenteur de la réflexion et une profondeur de la pensée, la main de l’homme et l’artisanat y trouvent leur place, l’industrie bien sûr recule sauf si elle y trouve sa place par nécessité de progrès, l’architecture y prend un autre virage, une autre nature, une autre identité, y répond à d’autres préoccupations, l’homme globalement s’y économise. C’est là, et dans cette perspective que nous avons inscrit notre travail.

DÉDALE — Cela ne vous éloigne-t-il pas des grands courants de pensée qui souvent fleurissent en ville ?

DOMINIQUE LESBEGUERIS — Non, la quête d’une théorie n’est pas le privilège de la ville, bien au contraire dans la mesure où la ville est une construction humaine, pas une construction directe de la nature. Notre quête ici à Guiche est une quête permanente de la théorie à travers une recherche et une expérimentation de tous les instants, qui puisse exister dans son époque, laisser l’héritage d’une pensée qui puisse survivre à notre disparition, sur laquelle d’autres puissent rebondir, construire à nouveau. Il s’agit d’extraire l’Abstrait de la Matière, comme le nectar d’une vigne, une pensée ancrée dans la terre, enrichie par l’acte de construire, en lien intime avec chacune de nos constructions successives, qui tire enseignement de leur résistance au temps ou de leur destruction par le temps. Pour nous, l’important est de passer de la pratique à la théorie et vice-versa pour élaborer une pensée cohérente qui puisse également résister au temps et à l’adversité, s’offrir à la société, espérer à l’universalité. Les signes directement lisibles d’une telle démarche sont le plus souvent gravés dans la beauté d’un chantier en cours, car un beau chantier, c’est au mieux la promesse d’un patrimoine à venir, au pire la prémonition d’une belle ruine. C’est bien cela qu’attendent les hommes ?

DÉDALE — Oui, c’est bien cela que je constate ici en Crête. L’architecture ne disparaît pas, et si elle disparaît physiquement, elle continue à vivre dans les mythes ou réapparaît à l’occasion de fouilles archéologiques. Voyez le palais de Knossos, la tour de Babel, le phare d’Alexandrie…

CHRISTINE RAYNIER — Je voudrais revenir sur notre pensée, nos intentions, notre écriture : construire des architectures, projet après projet, c’est construire une pensée sur l’architecture sans restriction, avec liberté et ouverture, à livre ouvert sans détours et sans langue de bois. Pour nous, l’architecture est vectrice de pensée, médiatrice de sens ; elle se doit d’être à la fois didactique, personnelle, et alimenter le débat sur l’architecture. L’architecture est à considérer comme un art, au même titre que la littérature, les arts plastiques, la musique ou le cinéma ; un art à la fois plastique et savant, qui délivre les messages et les émotions dont on la charge, raconte nos intentions, nos rêves et notre regard sur le monde. Notre revendication d’architectes est d’être à la fois artiste, artisan, paysan, plasticien de l’espace à vivre. Contempler et jardiner sont des activités complémentaires à l’architecture, qui ne peuvent rester en ville qu’embryonnaire ou seulement en lien avec des problématiques urbaines car trop à distance de la nature.

DÉDALE — Une telle pensée, aussi ancrée dans la matérialité, comment peut-elle échapper à un certain déterminisme ?

DOMINIQUE LESBEGUERIS — Échapper à la nature toute puissante, au déterminisme qui infléchit naturellement nos actes, entretenir ce conatus cher à Spinoza, nécessite de travailler à dégager une pensée et une écriture lisible dans notre production architecturale, à même de la rendre reconnaissable. C’est une attention de tous les instants, un travail de longue haleine. La personnalité d’une œuvre est en lien direct avec son caractère identifiable, son écriture remarquable. Chaque architecture produite doit être expressive, sans concession, évidente et à sa place. Ce cheminement nécessaire de la construction d’une œuvre est un cheminement difficile pour la faire exister comme une production architecturale globale, unique et reconnaissable dans son style et dans son appartenance à sa filiation.

DÉDALE — C’est aussi qualifier, mettre des mots sur les choses ?

DOMINIQUE LESBEGUERIS — Oui, évidemment, décortiquer, analyser, identifier, qualifier, mettre des mots sur les choses au travers du prisme de notre regard, découvrir un chemin créatif, une histoire, construire une pensée en lien étroit avec le lieu, sa nature, sa forme, sa respiration, son âme, ce qu’il nous dit de façon directe ou sous entendue de son histoire, de sa nature, de sa culture, développer des espaces qui s’y accordent, le prolongent, le complètent, le révèlent par images interposées, analogies, cheminement mental… tout cela participe également de notre démarche.

DÉDALE — Vous parlez du lieu, mais dans l’histoire, comment vous y inscrivez-vous ?

DOMINIQUE LESBEGUERIS — Nous tirons un fil d’une œuvre, d’une architecture, pour mieux le dérouler, le transcender, le réinventer, le réécrire, le dessiner, le construire, le développer… avec des mots, des phrases, une histoire ou des histoires qui s’entrecroisent ou se superposent à des niveaux de lecture et de message différents, et des dessins qui les cristallisent.

DÉDALE — Comment tout cela se formalise-t-il ?

DOMINIQUE LESBEGUERIS — Transcrire, écrire et pérenniser l’essence de nos intentions dans des espaces que l’on parcourt. Construire des scénographies et articuler des espaces comme le cheminement d’une lecture, d’une pièce à l’autre comme en littérature d’un chapitre à l’autre, le baliser de sens par sa forme, son échelle, sa structure, son rythme, sa lumière, les vues qu’elle offre, l’atmosphère qu’elle dégage, les matériaux qui la constituent… voilà comment nous formalisons cette double relation au lieu et à l’histoire, par la dynamique d’espaces qui s’enchaînent et s’articulent physiquement dans une chorégraphie signifiante et sensible.

DÉDALE — Mais physiquement, matériellement, dans sa relation au grand paysage ou à l’horizon ouvert, comment votre architecture se construit-elle ? Quelle en est sa stratégie ?

DOMINIQUE LESBEGUERIS — Notre architecture se veut une architecture du respect, de l’inscription, du mimétisme voire de la disparition ; architecture paysage, architecture ruine, architecture nature, architecture matière, organique dans son organisation, naturaliste dans ses modèles et ses développements constructifs, brutaliste dans son apparence, architecture de la caresse, de l’épiderme, de la jouissance plastique, de l’émotion sensuelle, de la perception sensible : architecture perceptuelle, architecture des sens et de l’émotion. Elle tisse un lien intime – cordon ombilical – entre une architecture et son territoire, un rapport émotionnel entre son espace et son environnement, architecture fusionnelle avec son environnement, architecture symbiote, actrice d’un écosystème qui place l’homme au diapason de son environnement, architecture qui fait à la fois signe de son appartenance à un territoire et prolongement de ses fonctions vitales, naturaliste non pas sur le modèle gothique qui n’empreinte à la nature que ses formes à des fins graphiques à même de décorer ses façades une architecture savante qui prend en compte et en modèle le fonctionnement même de la nature, qui adapte sa fonction, sa construction, sa forme et son épiderme à son milieu comme le ferait une espèce animale ou végétale. Une architecture darwiniste.

DÉDALE — Et comment peut-elle ainsi, si proche de la nature, revendiquer un quelconque lien historique avec certains de vos prédécesseurs de renom ainsi qu’avec leur pensée ?

DOMINIQUE LESBEGUERIS — Notre architecture est une architecture mémoire, qui tisse de façon très directe et très opérationnelle avec le passé des liens historiques et porte en elle la culture qu’elle appelle par citations directes ou par détournements, médiatrice en cela de culture, culture vivante, culture en devenir, maillon d’un tricotage temporel qui véhicule ses référents, les transpose, les adapte à sa situation nouvelle, les enfouis dans la matérialité de sa réalisation, les projette ainsi dans le réel et dans l’avenir. Inscrire ainsi notre production dans la perspective d’une généalogie fait évidemment sens et reconnaissance de sa filiation.

DÉDALE — Vous parlez de cela comme d’une évidence, mais cela est suffisant pour constituer l’œuvre d’une vie !

DOMINIQUE LESBEGUERIS — Effectivement, c’est une démarche qui s’inscrit dans la durée, constituée d’une chaîne de projets et réalisations qui construisent pas à pas, l’un après l’autre, l’un sur l’autre une œuvre qui se complète avec le temps et mûrit au même rythme pour constituer un tout toujours davantage compréhensible, porteur d’une pensée consolidée, d’une écriture toujours davantage épurée, personnalisée et identifiable au premier coup d’œil ainsi que d’une émotion globalisée. Cette accumulation de projets ressemble à un empilement de livres, certains ludiques, d’autres philosophiques, ou poétiques, parfois militants, toujours révélateurs d’une démarche et d’une pensée… nourris par les programmes rencontrés, la richesse des sites et les visions qu’ils nous révèlent et que nous y projetons.

DÉDALE — Cet empilement suffit-il à constituer une œuvre ? Ne doit-il pas montrer l’évidence de son lien avec tout ce qui précède ?

DOMINIQUE LESBEGUERIS — Apporter sa contribution personnelle à l’histoire de l’architecture en y apportant sa pierre, si petite soit-elle, en y pitonnant son maillon, dans une généalogie d’architectes dont l’œuvre nous a séduits et émus, qui ont balisé et forgé notre pensée, aiguisé notre sensibilité, notre écriture et conforté notre vision du monde, procède d’une méthodologie inlassablement reconduite dans un labyrinthe de cheminements multiples qui se superposent, s’entrecroisent, s’ajoutent, dialoguent éventuellement, se répondent, construisent notre architecture, l’enrichissent à chaque étape du projet, évoquent pour chacun à travers son propre prisme culturel, une nouvelle histoire, éveillent une mémoire, appellent un souvenir, une compréhension personnelle, une familiarité, un lien à quelque chose surgi d’ailleurs et de son passé, qui fait sens pour celui qu’une architecture éveille, impressionne ou émeut. Le développement et le caractère de notre écriture se sont construits sur l’histoire de l’architecture, l’analyse d’œuvres construites, d’édifices rencontrés et qui nous ont émus, sur notre quête passionnée de leur sens et l’analyse inlassable et insatiable de leur forme et de sa construction. Notre héritage culturel, c’est surtout le plus proche qui nous touche, celui du XXe siècle avec lequel nous pouvons trouver le maillon où nous accrocher ; ceux sont les architectes du nord, quelques grandes figures qui nous ont touchés comme Aalto, Khan, Wright ou Le Corbusier, ceux de l’école de Bordeaux plus proches de nous et encore actifs au moment de nos études ; Leverenz, Pietilä , Fehn, Zumthor, Barragan, Salier, Lajus ou d’autres issus de cette pensée attentive au lieu et concepteurs d’architectures à chaque fois uniques et ancrées naturellement et culturellement dans leur territoire, des figures du sud comme les catalans Gaudi, Sert, Coderch, ou le basque Saens de Oiza, Ambasz ou Siza, en culture croisée dans un jeu permanent à tous les niveaux de la conception, échelles différentes, globale et de détail. C’est aussi et surtout Enric Miralles, décédé en 2000, qui revendique le même héritage, avec lequel nous n’avons eu que peu de temps pour faire connaissance, Benedetta Tagliabue, son épouse et associée avec laquelle nous avons participé à plusieurs concours en France et en Espagne dans les années 2007 : ils sont encore pour nous des relais emblématiques de cette généalogie et qui alimentent, toujours aujourd’hui, notre pensée.

DÉDALE — Vous parlez d’architectes, leur œuvre est forcément inégale. Quels édifices ont pu vous émouvoir ?

CHRISTINE RAYNIER — Les édifices ou les villes qui nous ont émus restent encore aujourd’hui en petit nombre. Pour les évoquer simplement, ce sont notamment – pour ceux qui me reviennent en mémoire : la Bibliothèque des livres anciens à Yale, la Chapelle de Ronchamp, l’Église de Piétilä à Helsinki ; l’humanité et l’humilité des habitations, les bibliothèques et hôtels de ville d’Alvar Aalto ; le Parlement Écossais, le Musée d’art contemporain de Saint-Jacques de Compostelle, le Cimetière d’Igualada, le Palais des sports de Huesca, l’Hôtel de ville d’Utrecht, l’École de musique, Enric Miralles à Hambourg, les Bains thermaux à Vals, le refuge du Mont Rose ; Les villages de Conque, Lekeitio, Alquezar, Santillana del Mar ; les villes de Bayonne, Figeac, Venise, Lucerne, Bâle, Bern, Gan, Porto, Saint-Jacques de Compostelle, Delft, Amsterdam, Sienne, Lübeck, Saint-Sébastien, Bordeaux, Barcelone, New York, Hong-Kong.

DÉDALE — Vous vous définissez comme des artistes ou des plasticiens de l’espace ? Quelle pourrait être votre filiation avec le monde artistique ?

DOMINIQUE LESBEGUERIS — Là encore c’est une question d’émotion, là encore la généalogie est directe et nourrit notre travail autant que pourraient le nourrir les architectes auxquels nous attachons une importance particulière : ce sont des artistes comme Palazuelo, Chillida, Hantaï, Arman, Long, Lombardi, Knitca ou encore, davantage dans une transdisciplinarité, l’œuvre éphémère ou les maquettes de Tadashi Kawamata – à la fois art, architecture et paysage, avec leurs arrangements de matières, agencement de signes, recherche d’une complexité naturelle, richesse plastique et sensualité graphique… recherche passionnée et méthodologies savantes en arrière plan, en profondeur, en épaisseur sous jacentes, transposables à notre production architecturale. L’important c’est de construire des ponts entre les œuvres, les temps, les lieux et notre production en marche : inépuisable source de conception, dynamique de détournements, de transpositions, de transformations, d’adaptations, d’améliorations… assimilation insatiable, régurgitation, accouchement, renouveau et « nouveau en lien de mémoire digérée ».

DÉDALE — Construire : vous utilisez largement ce mot, mais l’acte de construire, passer du virtuel à la matérialité, pouvez-vous nous en parler ?

DOMINIQUE LESBEGUERIS — Nos choix constructifs acceptent la nature et s’inscrivent dans l’usure du temps et les assauts des éléments. Ce sont des choix de matières brutes, intègres, sans apprêt, bétons coffrés à la planche, pierres et bois massifs, cuivre, zinc et terre cuite ; vérité du matériau, sans fard, sans maquillage, authenticité, défiance au temps, choix en quête d’harmonie et de vérité, gage de longévité. Ce sont des choix de qualité patrimoniale, un rejet permanent de la médiocrité et de la fragilité, une marginalisation des produits industriels sauf nécessité liée à un produit incontournable comme le verre, au profit de l’artisanat, sans concéder à priori à la raison économique. Gérer le concret, la matière, les lois de la nature comme la pesanteur (structures et cheminement de l’eau), la lumière et le son, construire pour durer, servir l’ouvrage avant le maître d’ouvrage, pour mieux respecter et servir le lieu, servir l’intérêt collectif avant l’intérêt particulier, laisser un héritage pour la planète dont nous n’ayons pas à rougir, voilà comment nous envisageons l’acte de construire.

DÉDALE — En Aquitaine et plus largement en France, nous ne sommes pas en Crête : l’eau, les intempéries qu’en faites-vous, comment vous affranchissez-vous de ses assauts et de ses infiltrations sournoises ?

DOMINIQUE LESBEGUERIS — Dans un pays battu par les dépressions venues de l’atlantique nord, nous portons une attention particulière au cheminement de l’eau, à son parcours, à sa récupération, à sa place dans l’architecture, détournée des désagréments qu’elle provoque souvent pour d’autres, à la poésie qu’elle véhicule lorsqu’on conjugue avec elle, qu’on l’utilise comme matière et qu’on la met en scène. L’eau comme matière d’architecture, source de créativité, d’évènement architectural, de détail indispensable. Comme les torrents dans nos montagnes : les cascades du rugby, les fontaines de Léon, le parcours en cascades des villas jumelles, les déversoirs d’Arrousets répondent chacun à leur façon, toujours avec poésie, à la problématique de l’eau. Le plaisir de la présence de l’eau par le son de ses cascades ou le bruit de la pluie qui tambourine sur le toit lorsque l’on est à l’abri appartient à l’architecture.

DÉDALE — Et à l’abri, comment cela se passe-t-il ?

DOMINIQUE LESBEGUERIS — Nos intérieurs sont généreux et plastiquement réglés par la lumière, naturelle et artificielle, révélant la vérité constructive, la matérialité et la sensualité des enveloppes, en recherche d’émotion plastique, de confort, de sécurité, de sérénité, de familiarité et d’intimité, en tension avec l’extérieur capté, cadré en de multiples tableaux choisis et offerts, caractère du paysage et de l’espace du projet exacerbés et transcendés par leur fusion. Les sols précieux inspirent respect, attention et retenue, incrustations, calpinages savants, réflecteurs de lumière, miroirs en surfaces continues fondent le paysage dans les espaces.

DÉDALE — Et où avez-vous l’habitude de trouver les matériaux qui conviennent ? Comment travaillez-vous avec les différents corps de métiers ?

DOMINIQUE LESBEGUERIS — Nous tâchons le plus souvent de profiter de la proximité des matériaux, de leur extraction et de leur transformation localement, d’associer les savoirs faire des artisans locaux, de les intéresser au projet, faire en sorte que leur travail, empilé sur le notre, lui permette de gagner en qualité, en évidence, en raffinement, en émotion, que la construction, le passage à la matérialité tire le projet vers une intelligence constructive et une perfection des assemblages. Partager le projet avec d’autres métiers, les laisser s’en emparer à travers leur savoir faire, leur art à eux, se l’approprier, fait partie de nos convictions en matière de construction. En coordonner malgré tout, les interventions, maîtriser les composants de la construction dans une vision globale, exige un juste équilibre à trouver entre possession et abandon, contrainte et liberté. La volonté d’encadrer personnellement nos chantiers, poursuivre la quête de la qualité par la maîtrise et le soin porté aux assemblages, aux détails, aux choix de textures et de teintes constitue un véritable travail et un enchaînement de décisions similaires à celles d’un artiste. Ce sont des décisions qui s’enchaînent sur la durée du chantier, d’importance mais peu nombreuses en début de chantier qui augmentent en nombre et diminuent en importance à l’avancement, des décisions qui mettent au monde et construisent pas à pas l’architecture d’un projet. Parfois, même bien souvent, les projets échappent lors de leur construction, à notre vision initiale bien ancrée, nouvelles cartes qu’il faut apprivoiser, avec lesquelles il faut conjuguer pour adapter la globalité aux parti- cularités des parties, des matériaux, des textures et des couleurs dont l’équilibre est rompu et qu’il faut retrouver. Récupérer en permanence tout au long de sa construction le projet qui échappe en partie à notre vision initiale malgré notre vigilance de tous les instants est une nécessité opérationnelle. Ne pas s’en faire déposséder par l’adversité, par la matière qui en prend possession en le transposant du virtuel au réel, en le construisant, réalité ou objet que nous laisserons derrière nous après une dernière contem- plation pour construire à nouveau, passionnément, un autre projet.

DÉDALE — Finalement des mots pour construire l’architecture, d’un bout à l’autre du process de conception et de construction !

DOMINIQUE LESBEGUERIS — Oui, des mots pour construire l’architecture, des mots qui donnent le ton, développent, racontent le tout, les parties et les détails, des mots qui fondent le projet, l’approfondissent, lui servent d’ancrage et de mémoire pour se construire, être construit et exister. Aussi, une architecture qui se souvient et véhicule ces mots pour les susurrer à ceux qui parcourront son espace, des mots porteurs de sens, de mémoire, de sensibilité, de lien avec le monde, des mots qui disent notre passion pour l’aventure humaine, l’espace de la planète, des mots en quête d’universalité par l’architecture, des mots éternels.

Propos recueillis par Dédale(1300 avant J.C. environ – L’éternité)